Saint Isaac Jogues
Paul-Émile Vignola
Parmi cette pléiade de héros que forment les martyrs canadiens, les enfants aiment spécialement Isaac Jogues ; non seulement sa vie compte de nombreuses aventures, mais ses écrits comme ses actes révèlent une âme limpide, un cœur toujours en émoi et prêt à de nouveaux élans ; c'est un poète qui rêve du ciel et vous en donne le goût.
Né à Orléans en 1607, orphelin de père dès le berceau, il bénéficia des soins d'une mère courageuse et fervente chrétienne. Après des études chez les jésuites, il entra à leur noviciat, reçut leur solide formation et fut ordonné prêtre en janvier 1636. Sa candidature pour la mission de Nouvelle-France fut acceptée et il mit le pied à Québec le 2 juillet 1636. Dès le mois d'août, il partait chez les Hurons ; il y parvint épuisé et fut affecté d'une fièvre maligne qui faillit l'emporter ; au fil d'une longue convalescence, il amorça le rude apprentissage de la langue et d'une vie non seulement dénuée de tout confort, mais également remplie de dangers. Il y investit tout son cœur et ses énergies. Même si les conversions se font rares, il baptise des enfants mourants et soutient ses confrères souvent malades.
Le père Jogues passe six années parmi les Hurons. Il parvient à maîtriser leur langue et leur culture, mais il agit toujours en second. Dans ses divers ministères, il accompagne un autre jésuite et celui-ci apparaît comme le chef, qu'il s'agisse d'ouvrir une mission, de mener une expédition, d'affronter des situations difficiles. L'Église a consacré cette position subalterne en plaçant Isaac Jogues après Jean de Brébeuf, le chef de file, dans la liste des martyrs canadiens même s'il fut immolé avant lui. Le père Vimont, un de ses supé-rieurs, notait de lui : " Chose incroyable, il était d'un naturel assez timide. C'est ce qui relève d'autant plus son courage, et ce qui montre que sa constance venait d'en haut ".
Signalons une expérience d'extase qu'il vécut en mai 1638, l'avant-veille de l'Ascension. Au cours d'une sieste qu'il se permet en forêt, il fait un rêve où il passe d'une liturgie de sa petite communauté jésuite à celle qui unit les chœurs des anges aux cohortes des saints dans le ciel. Le ravissement l'éblouit. Il le goûte et le rapporte dans une lettre d'un lyrisme digne non seulement d'un grand mystique, mais d'un artiste de classe qui sait dire ce qu'il a éprouvé.
En juin 1642, il fait partie d'un convoi envoyé à Québec chercher du renfort pour la mission et la défense du pays huron menacé par les Iroquois. Parvenu à bon port, on prend un peu de repos ; dès le 2 août, on repart, mais l'expédition tombe vite dans une embuscade tendue par des guerriers iroquois. S'amorce alors un long et pénible calvaire; malmenés dès leur capture, le missionnaire et ses compagnons sont ensuite entraînés vers le pays iroquois dans l'actuel état de New York. Des séances de torture marquent chaque rencontre d'un autre groupe de guerriers et, une fois en terre iroquoise, l'arrivée dans un nouveau village. Le père Jogues y perdit les deux index, le pouce gauche et en garda des mains fort abîmées. Passant du statut de " prisonniers de la nation " à celui d'esclaves d'une famille qui avait perdu un guerrier, les missionnaires connurent un certain répit et purent guérir leurs blessures. Le péril demeurait constant ; ainsi René Goupil fut sournoisement abattu et expira aux pieds du père Jogues. Disposant d'une certaine marge de mouvements, le Jésuite aurait pu s'évader ou accéder aux offres des Hollandais prêts à payer une rançon contre sa liberté. Possédé par le souci des autres, il supporte tout et court même le risque de cruels châtiments. En cette année de captivité, il baptisa des bébés mourants, des prisonniers qu'on allait supplicier et des Iroquois à l'agonie. Il ouvrit ainsi les portes du paradis à soixante-dix personnes. Il s'adonnait longuement à la prière, trouvant moyen, au cours de cet hiver éprouvant, de mener à bien les saints exercices de sa retraite annuelle qu'il prolongea sur quarante jours. Il réalisait ainsi sa mission sans oublier qu'avec le temps, il apprit la langue iroquoise et ne ratait aucune occasion d'annoncer l'Évangile à ses geôliers.
Un regain de tension étant survenu dans les relations entre les Iroquois d'une part, les Français et les Hurons de l'autre côté, Jogues se laissa convaincre par les Hollandais à l'été 1643 de filer avec leur concours. Au gré de moult péripéties, il parvint d'abord au site de l'actuelle ville de New York dont il fut le premier prêtre catholique à fouler le sol ; de là, il s'embarqua pour l'Angleterre pour voguer enfin vers la côte bretonne qu'il atteignit le jour de Noël.
Le retour de celui qu'on croyait mort provoqua un concert d'actions de grâces qui déborda largement la Compagnie de Jésus. L'humilité du missionnaire fut rudement éprouvée. Ses supérieurs lui demandèrent un récit de sa captivité ; obéissant, il relata par écrit, avec une simplicité touchante et dans un latin très élégant, les principaux incidents de ses longs mois de douleurs. La qualité littéraire de ce texte nous fait pressentir à quel point la grossièreté de ses bourreaux pouvait affecter cet humaniste fin et délicat. La reine Anne d'Autriche tint à le recevoir et ne put retenir ses larmes à la vue de ses cicatrices à peine fermées. Le pape Urbain VIII, à qui on demanda une dispense qui permette au père Jogues de célébrer la messe malgré les affreuses mutilations de ses mains, répondit d'emblée : " Il serait indigne qu'un martyr de Jésus Christ ne pût boire le sang de Jésus Christ ".
Mal à l'aise au milieu de tant d'égards, le missionnaire sollicite la permission de retourner au Canada. Au terme de trois mois seulement en France, après un deuxième adieu à sa vieille mère et à sa famille, il s'embarqua tout joyeux pour Québec où il arrive à la fin de juin. Il est envoyé à Ville-Marie (Montréal) où il passera près de deux ans. Les Iroquois manifestent alors un désir de paix ; des pourparlers s'engagent entre leurs envoyés et le gouverneur flanqué de Jogues pour ses connaissances linguistiques. Un traité est signé, mais il a besoin d'être ratifié par une assemblée de la nation. Notre Jésuite est investi de l'autorité du gouverneur pour cette mission des plus risquées au cœur du pays Iroquois ; il avoue qu'à cette demande, son esprit a été saisi de crainte et que la nature, en lui, a tremblé. Même s'il ne croit pas à une paix durable, il part le 16 mai 1646 à la tête d'une expédition ; il se montre si éloquent devant l'assemblée générale des nations iroquoises qu'on ratifie l'entente. Il visite alors les prisonniers chrétiens qu'il réconforte, baptise des enfants au seuil de la mort et laisse sur place un coffret contenant des objets personnels. Tous rentrent donc sains et saufs de cette mission impossible.
Le 3 juillet, il arrive à Québec où il obtiendra de ses supérieurs la permission de retourner chez les Iroquois. Il écrit alors une lettre émouvante dont voici un extrait : " Le cœur me dit que ibo et non redibo (j'irai et ne reviendrai pas) ; mais je serais heureux si Notre Seigneur voulait achever le sacrifice là où il l'a commencé et que ce peu de sang que j'ai répandu sur cette terre fût comme les arrhes de celui que je donnerais de toutes les veines de mon corps et de mon cœur ".
Accompagné d'un donné, Jean de Lande, et de deux hurons, le vaillant missionnaire repart vers le pays des Iroquois. Bien vite, leur parvient une rumeur selon laquelle la fureur des Iroquois s'était rallumée. En effet, leur population avait été frappée par une épidémie et des chenilles avaient envahi leurs champs. Des sorciers attribuèrent ces malheurs au coffret laissé sur place par notre héros. Abandonné par les deux hurons, celui-ci continue son chemin avec son compagnon. La paix était menacée, mais non rompue ; deux clans sur trois y tenaient encore. Hélas, les deux français tombèrent entre les mains de guerriers du clan hostile. Amenés au village où Jogues avait déjà passé treize mois de captivité, ils y furent battus et virent leurs chairs lacérées et dévorées sur place. Mais il n'y avait pas unanimité, les membres des clans favorables au maintien de la paix voulant sauver les prisonniers. Une assemblée générale tenue dans un village voisin devait, en effet, décider de leur rendre leur liberté. Mais, la veille de ce jour, un guerrier invita Jogues à un festin, offre qu'il crut sage de ne pas refuser malgré son piteux état ; au moment où il baissait la tête pour entrer dans la hutte de ce chef, un coup de hache l'étendit au sol, sanglant et inanimé. À trente-neuf ans, il venait de consommer un déjà long martyre.
Magazine SELON SA PAROLE (QUÉBEC) traitant de questions reliées à la spiritualité, l'évangélisation, l'éducation de la foi et la vie en Église
Selon Sa Parole mai-juin vol. 27 numero 3
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Dernière mise à jour 10 octobre 2001
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