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Selon Sa Parole 15 octobre 1998 vol. 24 numéro 8

TÉMOIGNAGE D'UNE MONIALE
Véronique Nault



Le moment est là qui m'attend. Il me faut mourir et naître en cet instant. Je m'avance, un peu gênée par l'étrange silence de ma famille qui, comme une épaisse traîne nuptiale, me fait sentir le poids de leur douleur. Devant les portes closes du cloître, une jeune femme, au premier matin de ses 22 ans, ploie les genoux, se recueille un court instant, puis frappe avec assurance à la porte mystérieuse.

Est-ce bien moi?... La Mère Prieure m'ouvre et me regarde tandis que nos sourires se répondent: "Ma fille Véronique, que demandes-tu?" - Je demande la grâce d'entrer dans la maison de Dieu...

L'abandon dans la vie monastique, ça commence tout de suite, comme un saut dans l'abîme, comme un aller-simple pour l'infini, comme un détachement de toutes nos certitudes, comme le cri du nouveau-né.

Quand je suis entrée au monastère, il s'est produit un phénomène mystérieux, déroutant: moi qui, après avoir lu tant de biographies de saintes moniales, croyais me lancer en terrain connu, voilà que j'ai perdu pied dès le commencement. Ce cloître, que je voulais chérir comme une maison nuptiale où tout me rappellerait que je suis la fiancée du Roi des rois, déjà resserrait sur moi son étreinte jalouse et quelque peu étouffante. Ce silence, pays de solitude et de paix où je désirais rencontrer Dieu, me décapait par son austère aridité et son cuisant dépouillement. Toutes ces Soeurs, dont je m'étais si bien imaginée supporter les défauts, et dont mon coeur se croyait si stoïquement prêt à subir les frictions quotidiennes, toutes ces soeurs me firent expérimenter que la vie en communauté enfonce tôt ou tard ses épines dans les chairs vives de notre sensibilité. Et cette fameuses obéissance, qui m'avait tant charmée par ses yeux humbles et doux, voilà qu'elle m'apparaissait comme une esclave mollement résignée à son inexorable sort. Et moi, j'avais honte de ma révolte intérieure.

"Quoi? N'ai-je donc pas de force? Le Seigneur m'a-t-il donc laissée dépourvue de toute vertu?" Une sorte de panique envahissait mon pauvre coeur. On m'avait pourtant appris à "croire en mes possibilités"! Comment comprendre cette soudaine "pauvreté"?

Voilà: le Seigneur voulait m'apprendre l'abandon. En effet, l'abandon est l'une des formes les plus pures et les plus absolues de l'amour; c'est lui qui explique que nous, moniales, nous livrons sans réserve à Dieu, tout notre être avec toutes nos énergies, ses puissances d'aimer et son activité, afin que nous soyons pour lui un véritable holocauste d'amour. C'est lui qui explique que nous puissions devenir des saintes, puisque la sainteté n'est en substance, que cet "amen", ce "oui" plein d'amour répété sans cesse et sans défaillance, à tous les vouloirs divins.

Dans la vie monastique, la mesure de l'abandon est la mesure de notre passion pour la volonté de Dieu, à l'instar de Jésus qui disait: "Je fais toujours ce qui plaît à mon Père" (Jn 8,29). En face des desseins de Dieu, notre attitude sera l'abandon; nous livrer à Dieu, remettre entre ses mains notre personnalité, nos vues propres, pour accepter les siennes, en toute humilité: tel sera notre programme.

Plus facile à dire qu'à faire! D'autant plus que dans ma vie de moniale, j'expérimente que Dieu me cache certaines de ses volontés. Que faire alors? Dans l'abandon, je dois trouver bon qu'il me les cache, san m'inquiéter du pourquoi. Je ne sais pas si je vivrai longtemps ou si je mourrai bientôt; si je demeurerai en bonne santé ou si la maladie m'accablera; si l'on m'assignera à la couture ou à l'artisanat; si je persévérerai dans cette vocation ou si je verrai que je ne suis pas à ma place; si Dieu me conduira par ce chemin particulier ou par tel autre.

Mais je sais que cette volonté divine veut ma volonté, qu'elle y travaille constamment et puissamment, guidée par un indicible amour. Le Seigneur utilise mille moyens pour réaliser peu à peu en moi la forme spéciale de sainteté qu'il désire voir en mon âme. Tout ce qui vient de Dieu: joies et peines, lumières et ténèbres, consolations et sécheresses, est bon pour moi, car "tout concourt au bien de ceux que Dieu appelle" (Rm 8,28).

Évidemment, c'est surtout dans les jours d'ennui, de maladie, d'impatience, de tentation, d'épreuves, de sécheresse spirituelle et dans les heures d'angoisse parfois terrible qui peuvent survenir, que l'abandon est agréable à Dieu. Car alors, il lui est loisible d'élargir notre capacité; de nous faire toucher du doigt notre faiblesse, notre insuffisance, afin que, convaincues de notre impuissance à prier, à travailler, à avancer, nous mettions toute notre confiance en lui. Il ne demande pour cela que notre docilité, notre générosité et notre fidélité.

S'il est une caresse qui fait fondre immanquablement le coeur de Jésus, c'est bien de recourir immédiatement à lui dans nos peines et nos tribulations pour les lui confier. Nous devons nous habituer à tout dire au Seigneur, à lui confier tout ce qui nous regarde. Que font la plupart des gens? Ils se racontent leurs petites peines les uns aux autres, mais combien peu s'en vont épancher leur coeur auprès du plus excellent ami!

Personnellement comme moniale, il m'est indispensable d'avoir chaque jour ces entretiens intimes avec mon divin fiancé. Il est vrai que, quelquefois , il peut me sembler que mon Seigneur ne tient pas ses promesses, que je me suis trompée en me confiant à lui. En ces moments difficiles, j'essaie de prier ainsi: "Mon Dieu, je ne vois pas où tu me mènes, mais je suis assurée que si je ne m'éloigne pas de toi, si je demeure généreusement fidèle à tout ce que tu me demandes, tu prendras un soin jaloux de moi. Aussi, "passerais-je un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal; près de moi ton bâton, ta houlette sont là qui me consolent" (Ps 22,4)).

Cependant, au coeur glacé de notre société dont les valeurs d'autonomie et de contrôle sont si manifestement privilégiées, on peut avec raison se demander quelle est l'utilité d'un tel abandon. Eh bien! dans la foi, j'en ai la certitude: plus l'âme s'abandonne, plus Dieu agit et bénit ses projets et ses entreprises, non en suivant toujours les prévisions humaines, mais toujours suivant le plus grand bien de cette âme.

En effet, que je sois au choeur ou à la buanderie, au réfectoire où à ma cellule, en récréation ou en me promenant silencieusement dans notre jardin, Dieu "mesure sa Providence à la confiance que j'ai envers lui. Plus je m'abandonne à sa sagesse éternelle, plus il entre dans les derniers détails et les moindres circonstances de ma vie. Dieu a des délicatesses ineffables qui montrent qu'il a toujours le regard fixé sur moi. Oui, je peux le dire: quand le Père voit une âme entièrement abandonnée à lui, il ébranlerait le monde entier pour elle. Et mieux que la plus attentive des mères, il l'entoure d'une protection toute spéciale et tout intime.

En terminant, j'aimerais redire combien la vie monastique est une véritable école d'abandon; mais une école de joie aussi! Il ne faudrait pas croire que ce lâcher-prise, cette remise inconditionnelle entre les doigts de Dieu, soit une condamnation à la tristesse ou une fuite de ses responsabilités, ou pire encore une évasion psychologique évaporant la peur du réel! Au contraire! "Je sais en qui j'ai mis ma foi" (2 Tm 1,12), et je veux l'aimer de tout mon coeur! J'ai goûté à la paix inaltérable que distille la pure fleur de l'abandon et je ne veux plus m'occuper désormais qu'à en embaumer chaque instant de ma vie, rassérénée paroles d'un sage et saint moine: "L'abandon est le dernier mot de l'amour."

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Dernière mise à jour 15 octobre 1998

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